Marques de luxe et présence du passé
Source : Blog du Monde
Par Jean-Michel Bertrand, professeur associé à l'Institut Français de la Mode, consultant en communication.
« Il faut qu'on arrête, s'enflamme Vincent Grégoire, avec ces références à la tradition, à l'héritage, aux icônes éculées, au fait main ancestral ! S'ils continuent à rester à distance du monde réel, ils vont tous crever ! ». « Ils » ce sont les acteurs et les marques du monde du luxe, menacés de disparition et d’une mort certaine qui aurait pour vecteur et agent le culte d’un passé révolu et pesant, si l’on en croit le directeur Art de vivre du cabinet de tendance Nelly Rodi, interrogé par le Magazine M- Le Monde (article de Camille Labro, 28 janvier 2012). Dans le même article, Vincent Grégoire souligne l’inadéquation entre le mode de présence des marques de luxe, caractérisé par la dimension « iconique » et la culture d’une nouvelle génération de consommateurs : « ce monde est totalement déconnecté de la nouvelle génération, une génération LOL, nourrie au troisième degré, aux jeux vidéo et au zapping ! ».
Bien sûr, on aurait beau jeu d’opposer à Vincent Grégoire un certain nombre de faits tels que l’extraordinaire réussite économique des grandes marques de luxe (en dépit… ou grâce, en partie du moins, à leur communication et à leur positionnement), ou encore la nécessité de tenir compte de la diversité des consommateurs de luxe qui, en France comme en Chine, sont loin d’être tous issus de cette étrange catégorie sociologique que constitue la « génération LOL nourrie au troisième degré » !

Campagne Lanvin automne-hiver 2011, réalisée par Steven Meisel, réalisée autour du tube "I know you want me" du rappeur américain Pitbull (mannequins : Karen Elson et Raquel Zimmermann).

Campagne Lanvin automne-hiver 2011 : le directeur artistique de la marque, Alber Elbaz, danse sur le tube du rappeur Pitbull.
Mais cette réponse de fait ne saurait être que provisoire et ne dispense pas d’une réflexion plus générale sur les fonctions et l’enjeu de la référence au passé pour nombre de marques de luxe. Il s’agira alors de comprendre pourquoi le luxe ne saurait délaisser le « cultuel » au seul profit du culturel et notamment d’une connexion à la culture jeune et branchée faite, paraît-il, d’humour, de dérision et de proximités. Et nous verrons que, sauf à confondre luxe et marques de créateurs, une forme de distance ou d’écart est consubstantielle à la notion de luxe, de telle sorte que sa disparition mettrait en péril la notion elle-même.
Distance et sacralisation
Les marques de luxe ont à faire face à un double phénomène : la transformation du luxe comme valeur et comportement en une offre commerciale de produits fabriqués en série, tant dans le domaine de la mode (promotion du prêt-à-porter, effondrement de la haute couture) que dans l’extension de l’offre d’accessoires et de parfums, objets d’une consommation de masse.
Cette double mutation est à l’origine d’une nécessité vitale pour l’ensemble des marques de luxe : « racheter » (au sens religieux du terme) cette déchéance de l’objet précieux en une marchandise et se différencier de la production et consommation ordinaires, alors même que l’immense majorité des produits de luxe ne peuvent plus être considérés comme rares, hors de prix et donc exclusifs ou exceptionnels.
Cette différenciation est la résultante d’un processus de « sacralisation », c’est-à-dire dans un premier temps, comme l’indique l’étymologie latine du mot « sacer », de « séparation » ou de mise à l’écart. Cette sacralisation est instituée par l’ensemble des rituels, « codes » et croyances tels que l’hypostase de la création, la présentation du créateur ou D.A. (directeur artistique) selon le modèle du génie inspiré, les rituels du défilé comme moment de communion et de liturgie entre créateur, créatures et un public d’initiés, à quoi s’ajoute la construction de flagships d’exception, temples modernes et véritables lieux de « culte ». Une sacralisation, donc, absolument nécessaire au maintien de la valeur et de la désirabilité du luxe ainsi qu’à son existence même.

Défilé Chanel au Grand Palais (2008).

Le flagship Louis Vuitton de la 5e Avenue, New York, décoré par l'artiste japonaise Yayoi Kusama (été 2012).
Passé et sacralisation
Pour nombre de marques, notamment françaises, la référence au passé est l’un des paramètres permettant de créer prestige et distance. Ce qui n’exclut nullement, par ailleurs, que les marques selon leur « ADN » (c’est-à-dire, en réalité, leur identité et leur programme) puissent subtilement jouer entre distance et proximité, aura et glamour, tout en introduisant dans leur communication, grâce notamment à internet, une dose plus ou moins prononcée de culture jeune ou branchée. C’est cette mixité qui fait d’ailleurs la puissance et la richesse de l’immatériel des marques de luxe : Chanel peut rendre hommage à l’artisanat et aux métiers d’art et promouvoir des « bijoux de peau » (tatouages), faire intervenir Brad Pitt tout en proposant sur Facebook tous les clips emblématiques relatifs au No.5 ; et Burberry peut devenir la star d’internet et de Facebook, s’approprier le rock ou la pop, et mettre en place à travers une grande opération de communication un hommage vivant au trench, en valorisant le tartan, ou encore en modernisant des silhouettes du classicisme « so british ».

"Bijoux de peau" imaginés par le maquilleur de la maison Chanel (Peter Philips) en 2010.

La page Facebook de Burberry affiche 14 millions de "fans".
On l’aura compris : si la référence au passé et à un patrimoine que l’on peut recycler sous forme de capital constitue le sol sur lequel se construisent les identités de bien des marques, ce n’est nullement par « ringardise », passéisme ou manque d’imagination et de « contemporanéité. » Le passé est d’abord ce par quoi nombre d’entre-elles se donnent et se voient reconnaître une noblesse, un prestige tout en affirmant une compétence d’origine et donc une légitimité indiscutable. Le voyage et les bagages ne sont pas des thèmes qui plombent la marque Vuitton, mais au contraire ce qui lui permet de revendiquer profondeur et consistance. Cette affirmation constante d’une origine confère à la marque l’atout paradoxal que représente un « anachronisme », au sens étymologique du terme, ou une « intemporalité » susceptibles d’accueillir les gestes et signes de la modernité que représente par exemple Takashi Murakami. C’est cette compétence essentielle qui est revendiquée et mise en scène à travers le symbole du cheval et de la calèche par Hermès ou par la déclinaison des codes de la marque chez Chanel.

Le monogramme Vuitton réinterprété par Takashi Murakami (2003).

Les codes fondamentaux de la marque Chanel vus par Karl Lagerfeld (1991).
Passé et « résistance » au temps
L’anachronisme, ou du moins une certaine forme de résistance au temps, est ainsi intrinsèquement lié au luxe : il est un moyen d’affirmer, par exemple, que le luxe n’est pas seulement la mode et qu’il peut offrir, dans une époque faîte de changements incessants, des repères durables. Le luxe peut ainsi jouer et jouir d’une position paradoxale : se présenter à chaque « fashion week » comme la référence en matière de création, tout en revendiquant classicisme et autonomie vis à vis de « l’air du temps ».
L’autre vertu de la « résistance » au temps est qu’elle permet de présenter la création comme un discours autonome ayant comme point d’appui un patrimoine et la démarche propre au directeur artistique. Cette résistance (au moins partielle et apparente) à la mode a aussi pour effet donner le sentiment de s’inscrire dans une logique d’offre et de faire resplendir quelques modèles ou objets dits « iconiques » c’est-à-dire susceptibles de devenir objets de culte et de légende.

Le prince Rainier et Grace Kelly portant le sac Hermès auquel elle a donné son nom (1956).
Passé et récits de marque
Compétence d’origine, savoir-faire, légitimité, le passé est souvent gage de ces qualités. Mais il est plus que cela lorsqu’il permet de définir un territoire imaginaire, un monde que la marque convoque ou évoque, qu’il s’agisse de sa propre histoire ou de celle qu’elle revendique dans ses récits. C’est ce qu’a parfaitement compris, par exemple, Ralph Lauren : créée en 1967, la marque s'est approprié la légende américaine de la Côte Est et a réussi à imposer à la planète les codes vestimentaires chics et décontractés de l'élégance Nouvelle-Angleterre ou ceux d’un cinéma hollywoodien antérieur à sa naissance. Aujourd’hui, au gré de ses envies ou d’un opportunisme cohérent avec la nature de la marque, Ralph Lauren, tout en revendiquant le style Gatsby (« La mode inspirée par Gatsby Le Magnifique s’annonce comme la tendance de ce printemps. Enfilez vos chaussures de Charleston : les années folles reviennent en force » peut-on lire sur le site de la marque) étend ponctuellement cette appropriation à l’Angleterre aristocratique du XIXe pour sa collection automne-hiver 2012. « Des silhouettes masculines directement inspirées du placard imaginaire du Comte de Grantham, l'occupant historique de Downton Abbey » écrit une journaliste de Elle qui ne manque pas de souligner la conjonction du passé et de l’actualité médiatique, puisque Downton Abbey est aussi la série télé dont tout le monde parle en Grande Bretagne. Ralph Lauren qui affirme n’avoir jamais vendu une cravate et une chemise, mais un style et un monde, efface les frontières entre sa personne, la légende et l’histoire, jusqu’à les rendre indiscernables

Campagne Ralph Lauren inspirée par Gatsby le Magnifique (printemps 2012)
Enfin, la référence au passé permet d’enrichir la marque d’une légende toujours actuelle ou actualisable, faite de la mise en exergue de la puissance créative ou entrepreneuriale, de la personnalité, du talent de celui ou de celle qui a créé la maison. Chaque Maison de luxe hérite d’attributs et de caractères propres intimement liés à la vie et aux idées de leur fondateur (même si elles ne font pas fructifier cet héritage de la même manière et avec la même intensité) qui devient matière à rêves et identification. Ainsi, la « femme Chanel » telle qu’elle se présente dans les multiples récits de la marque est l’héritière d’un « esprit » Chanel de telle sorte que la figure de la féminité que transmet la marque Chanel, n’est pas celle que revendiquent Dior ou Saint Laurent [1]
Patrimoine, culture et initiés
Le dialogue ou la convocation du passé participe aussi de l’inscription des marques de luxe dans l’épaisseur d’une culture qui comprend, comme toute culture, ses novices, ses initiés et exégètes, ceux qui savent, repèrent et dotent les objets ou les marques d’une histoire faite de références, de citations ou encore de ruptures. Ainsi, les initiés commenteront le dernier film publicitaire « J’adore » de Dior qui concentre, en quatre-vingt-dix secondes, plus de cinquante ans d’histoire de la Maison : des pièces de couture iconiques comme le tailleur « Bar », crée en 1947, qu’inaugura le « New Look », le « Lady Dior », sac icône de la Maison, les stars du cinéma qui ont aimé les créations du couturier français, ainsi que le château de Versailles, source d’inspiration pour Christian Dior, passionné du style Louis XVI. Le grand public se contentera du faste, de l’éblouissement résultant d’une dépense d’apparence improductive et des allusions clins d’œil à des femmes telles Marlene Dietrich et Marilyn Monroe.

Evocation de la figure de Marlene Dietrich dans le dernier film publicitaire pour le parfum "J'Adore" de Christian Dior (2011).

Evocation de la figure de Marilyn Monroe dans le dernier film publicitaire pour le parfum "J'Adore" de Christian Dior (2011).
Passé et passage : de la « Maison » à la marque
Dans l’usage du passé, il convient enfin de différencier les maisons qui ont eu à affronter la tâche consistant à survivre à leurs créateurs - seuls à même d’authentifier, de leur vivant, une création portant leur signature - de celles créées plus récemment et dont le créateur est vivant. Signer Chanel, Dior ou Saint Laurent aujourd’hui, sans passer pour un faussaire, est un acte de transsubstantiation qui suppose de déployer un capital symbolique partiellement lié à un passé que l’on rend ainsi présent et éternel. Et cette opération de construction de la marque (qui relève de la magie) se présente dans un double mouvement : continuation d’une œuvre et valorisation du nouveau directeur artistique qui affirme son talent tout en continuant une histoire.
Ainsi, si chaque marque module à sa façon les références au passé, celui-ci joue nécessairement sa partition dans le processus de sacralisation. De telle sorte que l’on aurait tort de considérer que la référence au passé est irrémédiablement liée au modèle français du luxe et qu’elle constitue une entrave à la créativité. Les quelques exemples cités ci-dessus montrent que cette opposition entre marques françaises et marques plus récentes est exagérée, voire fausse et que toute marque, un jour ou l’autre, se voit ou se verra confrontée à cette pensée d’André Malraux : « L’avenir est un présent que nous offre le passé ».
[1] Cf. Remaury, Bruno, Marques et récits, (éditions IFM-Regard, Paris, 2004).
Source : Blog du Monde
Par Jean-Michel Bertrand, professeur associé à l'Institut Français de la Mode, consultant en communication.
« Il faut qu'on arrête, s'enflamme Vincent Grégoire, avec ces références à la tradition, à l'héritage, aux icônes éculées, au fait main ancestral ! S'ils continuent à rester à distance du monde réel, ils vont tous crever ! ». « Ils » ce sont les acteurs et les marques du monde du luxe, menacés de disparition et d’une mort certaine qui aurait pour vecteur et agent le culte d’un passé révolu et pesant, si l’on en croit le directeur Art de vivre du cabinet de tendance Nelly Rodi, interrogé par le Magazine M- Le Monde (article de Camille Labro, 28 janvier 2012). Dans le même article, Vincent Grégoire souligne l’inadéquation entre le mode de présence des marques de luxe, caractérisé par la dimension « iconique » et la culture d’une nouvelle génération de consommateurs : « ce monde est totalement déconnecté de la nouvelle génération, une génération LOL, nourrie au troisième degré, aux jeux vidéo et au zapping ! ».
Bien sûr, on aurait beau jeu d’opposer à Vincent Grégoire un certain nombre de faits tels que l’extraordinaire réussite économique des grandes marques de luxe (en dépit… ou grâce, en partie du moins, à leur communication et à leur positionnement), ou encore la nécessité de tenir compte de la diversité des consommateurs de luxe qui, en France comme en Chine, sont loin d’être tous issus de cette étrange catégorie sociologique que constitue la « génération LOL nourrie au troisième degré » !

Campagne Lanvin automne-hiver 2011, réalisée par Steven Meisel, réalisée autour du tube "I know you want me" du rappeur américain Pitbull (mannequins : Karen Elson et Raquel Zimmermann).

Campagne Lanvin automne-hiver 2011 : le directeur artistique de la marque, Alber Elbaz, danse sur le tube du rappeur Pitbull.
Mais cette réponse de fait ne saurait être que provisoire et ne dispense pas d’une réflexion plus générale sur les fonctions et l’enjeu de la référence au passé pour nombre de marques de luxe. Il s’agira alors de comprendre pourquoi le luxe ne saurait délaisser le « cultuel » au seul profit du culturel et notamment d’une connexion à la culture jeune et branchée faite, paraît-il, d’humour, de dérision et de proximités. Et nous verrons que, sauf à confondre luxe et marques de créateurs, une forme de distance ou d’écart est consubstantielle à la notion de luxe, de telle sorte que sa disparition mettrait en péril la notion elle-même.
Distance et sacralisation
Les marques de luxe ont à faire face à un double phénomène : la transformation du luxe comme valeur et comportement en une offre commerciale de produits fabriqués en série, tant dans le domaine de la mode (promotion du prêt-à-porter, effondrement de la haute couture) que dans l’extension de l’offre d’accessoires et de parfums, objets d’une consommation de masse.
Cette double mutation est à l’origine d’une nécessité vitale pour l’ensemble des marques de luxe : « racheter » (au sens religieux du terme) cette déchéance de l’objet précieux en une marchandise et se différencier de la production et consommation ordinaires, alors même que l’immense majorité des produits de luxe ne peuvent plus être considérés comme rares, hors de prix et donc exclusifs ou exceptionnels.
Cette différenciation est la résultante d’un processus de « sacralisation », c’est-à-dire dans un premier temps, comme l’indique l’étymologie latine du mot « sacer », de « séparation » ou de mise à l’écart. Cette sacralisation est instituée par l’ensemble des rituels, « codes » et croyances tels que l’hypostase de la création, la présentation du créateur ou D.A. (directeur artistique) selon le modèle du génie inspiré, les rituels du défilé comme moment de communion et de liturgie entre créateur, créatures et un public d’initiés, à quoi s’ajoute la construction de flagships d’exception, temples modernes et véritables lieux de « culte ». Une sacralisation, donc, absolument nécessaire au maintien de la valeur et de la désirabilité du luxe ainsi qu’à son existence même.

Défilé Chanel au Grand Palais (2008).

Le flagship Louis Vuitton de la 5e Avenue, New York, décoré par l'artiste japonaise Yayoi Kusama (été 2012).
Passé et sacralisation
Pour nombre de marques, notamment françaises, la référence au passé est l’un des paramètres permettant de créer prestige et distance. Ce qui n’exclut nullement, par ailleurs, que les marques selon leur « ADN » (c’est-à-dire, en réalité, leur identité et leur programme) puissent subtilement jouer entre distance et proximité, aura et glamour, tout en introduisant dans leur communication, grâce notamment à internet, une dose plus ou moins prononcée de culture jeune ou branchée. C’est cette mixité qui fait d’ailleurs la puissance et la richesse de l’immatériel des marques de luxe : Chanel peut rendre hommage à l’artisanat et aux métiers d’art et promouvoir des « bijoux de peau » (tatouages), faire intervenir Brad Pitt tout en proposant sur Facebook tous les clips emblématiques relatifs au No.5 ; et Burberry peut devenir la star d’internet et de Facebook, s’approprier le rock ou la pop, et mettre en place à travers une grande opération de communication un hommage vivant au trench, en valorisant le tartan, ou encore en modernisant des silhouettes du classicisme « so british ».

"Bijoux de peau" imaginés par le maquilleur de la maison Chanel (Peter Philips) en 2010.

La page Facebook de Burberry affiche 14 millions de "fans".
On l’aura compris : si la référence au passé et à un patrimoine que l’on peut recycler sous forme de capital constitue le sol sur lequel se construisent les identités de bien des marques, ce n’est nullement par « ringardise », passéisme ou manque d’imagination et de « contemporanéité. » Le passé est d’abord ce par quoi nombre d’entre-elles se donnent et se voient reconnaître une noblesse, un prestige tout en affirmant une compétence d’origine et donc une légitimité indiscutable. Le voyage et les bagages ne sont pas des thèmes qui plombent la marque Vuitton, mais au contraire ce qui lui permet de revendiquer profondeur et consistance. Cette affirmation constante d’une origine confère à la marque l’atout paradoxal que représente un « anachronisme », au sens étymologique du terme, ou une « intemporalité » susceptibles d’accueillir les gestes et signes de la modernité que représente par exemple Takashi Murakami. C’est cette compétence essentielle qui est revendiquée et mise en scène à travers le symbole du cheval et de la calèche par Hermès ou par la déclinaison des codes de la marque chez Chanel.

Le monogramme Vuitton réinterprété par Takashi Murakami (2003).

Les codes fondamentaux de la marque Chanel vus par Karl Lagerfeld (1991).
Passé et « résistance » au temps
L’anachronisme, ou du moins une certaine forme de résistance au temps, est ainsi intrinsèquement lié au luxe : il est un moyen d’affirmer, par exemple, que le luxe n’est pas seulement la mode et qu’il peut offrir, dans une époque faîte de changements incessants, des repères durables. Le luxe peut ainsi jouer et jouir d’une position paradoxale : se présenter à chaque « fashion week » comme la référence en matière de création, tout en revendiquant classicisme et autonomie vis à vis de « l’air du temps ».
L’autre vertu de la « résistance » au temps est qu’elle permet de présenter la création comme un discours autonome ayant comme point d’appui un patrimoine et la démarche propre au directeur artistique. Cette résistance (au moins partielle et apparente) à la mode a aussi pour effet donner le sentiment de s’inscrire dans une logique d’offre et de faire resplendir quelques modèles ou objets dits « iconiques » c’est-à-dire susceptibles de devenir objets de culte et de légende.

Le prince Rainier et Grace Kelly portant le sac Hermès auquel elle a donné son nom (1956).
Passé et récits de marque
Compétence d’origine, savoir-faire, légitimité, le passé est souvent gage de ces qualités. Mais il est plus que cela lorsqu’il permet de définir un territoire imaginaire, un monde que la marque convoque ou évoque, qu’il s’agisse de sa propre histoire ou de celle qu’elle revendique dans ses récits. C’est ce qu’a parfaitement compris, par exemple, Ralph Lauren : créée en 1967, la marque s'est approprié la légende américaine de la Côte Est et a réussi à imposer à la planète les codes vestimentaires chics et décontractés de l'élégance Nouvelle-Angleterre ou ceux d’un cinéma hollywoodien antérieur à sa naissance. Aujourd’hui, au gré de ses envies ou d’un opportunisme cohérent avec la nature de la marque, Ralph Lauren, tout en revendiquant le style Gatsby (« La mode inspirée par Gatsby Le Magnifique s’annonce comme la tendance de ce printemps. Enfilez vos chaussures de Charleston : les années folles reviennent en force » peut-on lire sur le site de la marque) étend ponctuellement cette appropriation à l’Angleterre aristocratique du XIXe pour sa collection automne-hiver 2012. « Des silhouettes masculines directement inspirées du placard imaginaire du Comte de Grantham, l'occupant historique de Downton Abbey » écrit une journaliste de Elle qui ne manque pas de souligner la conjonction du passé et de l’actualité médiatique, puisque Downton Abbey est aussi la série télé dont tout le monde parle en Grande Bretagne. Ralph Lauren qui affirme n’avoir jamais vendu une cravate et une chemise, mais un style et un monde, efface les frontières entre sa personne, la légende et l’histoire, jusqu’à les rendre indiscernables

Campagne Ralph Lauren inspirée par Gatsby le Magnifique (printemps 2012)
Enfin, la référence au passé permet d’enrichir la marque d’une légende toujours actuelle ou actualisable, faite de la mise en exergue de la puissance créative ou entrepreneuriale, de la personnalité, du talent de celui ou de celle qui a créé la maison. Chaque Maison de luxe hérite d’attributs et de caractères propres intimement liés à la vie et aux idées de leur fondateur (même si elles ne font pas fructifier cet héritage de la même manière et avec la même intensité) qui devient matière à rêves et identification. Ainsi, la « femme Chanel » telle qu’elle se présente dans les multiples récits de la marque est l’héritière d’un « esprit » Chanel de telle sorte que la figure de la féminité que transmet la marque Chanel, n’est pas celle que revendiquent Dior ou Saint Laurent [1]
Patrimoine, culture et initiés
Le dialogue ou la convocation du passé participe aussi de l’inscription des marques de luxe dans l’épaisseur d’une culture qui comprend, comme toute culture, ses novices, ses initiés et exégètes, ceux qui savent, repèrent et dotent les objets ou les marques d’une histoire faite de références, de citations ou encore de ruptures. Ainsi, les initiés commenteront le dernier film publicitaire « J’adore » de Dior qui concentre, en quatre-vingt-dix secondes, plus de cinquante ans d’histoire de la Maison : des pièces de couture iconiques comme le tailleur « Bar », crée en 1947, qu’inaugura le « New Look », le « Lady Dior », sac icône de la Maison, les stars du cinéma qui ont aimé les créations du couturier français, ainsi que le château de Versailles, source d’inspiration pour Christian Dior, passionné du style Louis XVI. Le grand public se contentera du faste, de l’éblouissement résultant d’une dépense d’apparence improductive et des allusions clins d’œil à des femmes telles Marlene Dietrich et Marilyn Monroe.

Evocation de la figure de Marlene Dietrich dans le dernier film publicitaire pour le parfum "J'Adore" de Christian Dior (2011).

Evocation de la figure de Marilyn Monroe dans le dernier film publicitaire pour le parfum "J'Adore" de Christian Dior (2011).
Passé et passage : de la « Maison » à la marque
Dans l’usage du passé, il convient enfin de différencier les maisons qui ont eu à affronter la tâche consistant à survivre à leurs créateurs - seuls à même d’authentifier, de leur vivant, une création portant leur signature - de celles créées plus récemment et dont le créateur est vivant. Signer Chanel, Dior ou Saint Laurent aujourd’hui, sans passer pour un faussaire, est un acte de transsubstantiation qui suppose de déployer un capital symbolique partiellement lié à un passé que l’on rend ainsi présent et éternel. Et cette opération de construction de la marque (qui relève de la magie) se présente dans un double mouvement : continuation d’une œuvre et valorisation du nouveau directeur artistique qui affirme son talent tout en continuant une histoire.
Ainsi, si chaque marque module à sa façon les références au passé, celui-ci joue nécessairement sa partition dans le processus de sacralisation. De telle sorte que l’on aurait tort de considérer que la référence au passé est irrémédiablement liée au modèle français du luxe et qu’elle constitue une entrave à la créativité. Les quelques exemples cités ci-dessus montrent que cette opposition entre marques françaises et marques plus récentes est exagérée, voire fausse et que toute marque, un jour ou l’autre, se voit ou se verra confrontée à cette pensée d’André Malraux : « L’avenir est un présent que nous offre le passé ».
[1] Cf. Remaury, Bruno, Marques et récits, (éditions IFM-Regard, Paris, 2004).
Amitiés,
Abbazz